Voilà trois nuits aujourd’hui que je nourris celui qui deviendra, je l’espère, mon nouvel ami.
Lors de ma première veille à l’auberge, juste après ma petite cigarette-qui-fait-rire, je m’étais assis sur le gravier amoureusement ratissé par Henri, le factotum, juste devant l’entrée. On dirait qu’il a visité le Japon, notre Henri, pour aimer autant le rangement parfait de ses petits cailloux. Je dois avouer que j’apprécie cet amour du détail, et ces cailloux sont si bien choisis, tout ronds et lisses comme s’ils avaient été sélectionnés un par un, qu’on peut s’asseoir dessus sans que ça pique le derrière, et c’est bien le meilleur siège en pleine nature que j’aie connu depuis longtemps. Un endroit parfait pour rêvasser et réfléchir à la Grande Question sur la vie, l’univers et le reste, comme j’aime à le faire quand je ne pilote pas un navire perdu dans l’immensité des mers du Sud. C’est selon, comme dit mon cousin du midi pour conclure ses monologues quand on a un peu picolé, sans qu’on sache vraiment selon quoi d’ailleurs, il n’est pas toujours très clair dans ses explications.
Je contemplais le ciel, à cette heure où plus rien ne bouge, ne crie ou ne blablate, vers deux heures du matin bien tassées. Et puis, du coin de l’œil, j’ai cru surprendre un mouvement furtif dans les petits buissons qui bordent l’allée de gravier, sur le chemin qui mène au lac. J’ai tourné la tête, mais bien trop vite et trop brusquement, car je l’ai surpris, lui qui ne devait pas me quitter des yeux depuis un moment, et j’ai juste entraperçu une petite ombre qui s’enfuyait. Un lapin ? Un blaireau ? Un petit Snurk ? Un petit animal en tout cas, dont j’avais deviné très vaguement la forme avant qu’il ne disparaisse, avalé par l’obscurité.
Le deuxième soir, il n’est pas venu, et pourtant je le guettais avidement. Peut-être l’avais-je trop effrayé et s’était-il dit que je représentais un danger. Peut-être avait-il choisi un autre chemin pour sa promenade nocturne. Peut-être avait-il changé d’horaire. Peut-être aussi me surveillait-il, à l’abri d’un buisson, ou de plus loin, près de la berge.
Le troisième soir, j’ai bien préparé mon poste d’observation. Vers onze heures, je suis passé par la cuisine, et j’ai collecté quelques restes dans la poubelle qui n’avait pas encore été sortie. Ne sachant pas trop ce qu’il pourrait bien aimer, j’ai pris deux poignées de déchets : des épluchures de légumes, si c’était un lapin, et quelques os de volaille s’il était carnivore. Me demandant ce qu’un Snurk peut bien manger, j’ai aussi ajouté à ma collecte un petit quignon de pain, on ne sait jamais. Et je suis allé disposer tout ça à une vingtaine de mètres de l’entrée.
Puis je suis retourné vaquer à mes nombreuses et harassantes occupations professionnelles : quelques pages de mon roman, un curage de narines en règle, une petite ronde dans les étages, où j’arrive maintenant à mettre un nom sur les ronflements, surtout que je zieute le planning avant pour connaître l’identité des pensionnaires, privilège de veilleur de nuit. Et enfin le petit casse-croûte sur le pouce dans la cuisine, accompagné de son coup de gorgeon bien mérité.
Vers une heure et demie, je suis sorti pour ma petite pause contemplative, mais je n’ai pas regardé les étoiles un seul instant. J’ai scruté mon tas de déchets jusqu’à ce que les yeux me piquent, et il est venu enfin. Aplati au sol comme un chiot qui tremble de peur, il s’est approché de mon appât, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, s’est emparé d’une carcasse de ce délicieux poulet de Bresse que cuisine notre maître-queue, et s’est enfui avec son butin. J’ai eu tout juste le temps de voir son ventre blanc, sa queue touffue, et l’éclair de ses yeux quand il m’a fixé un bref instant. C’était un renard !
Depuis, chaque soir, je dépose à l’endroit habituel de quoi le nourrir, et cela fait maintenant trois nuits qu’il revient. J’ai essayé hier de lui donner un reste de poisson, et bingo, il semble le préférer au poulet. Va pour le poisson, mon ami, je vais connaître tes goûts. Ça ne risque pas de manquer, le poisson, c’est le plat préféré des pensionnaires paraît-il.
Et puis cette nuit, il est resté bien plus longtemps, le temps de faire son repas tranquillement au lieu de se sauver comme un voleur, en me surveillant tout de même du coin de l’œil, des fois que j’aurais fait mine de me lever. Mais j’ai bien trop peur de l’effrayer, et je suis resté dix bonnes minutes sans bouger à l’observer trier les arrêtes, se régaler avec la peau et les nageoires, que j’entendais craquer sous ses dents. Il avait l’air content, et surtout faire le lien entre le bonhomme assis immobile sur son gravier et le festin tombé du ciel. Est-ce si intelligent que ça, un renard ?
Mon vieux Lulu, tu t’es fait un copain. Reste la question qui va te préoccuper tout l’été : se laissera-t-il apprivoiser ?
Commentaires
Mon dieu, Lulu c’est le un prince !
Faut-il vraiment apprivoiser un animal sauvage ?
Je plussoie la question de Claire Obscurs.
Lulu, prince de la nuit <3
J’espère que le renard va devenir un des personnages récurrents de l’auberge !
Veilleur de nuit et semeur de rêves. Cette histoire de renard m’enchante.
@ Claire Obscurs et Nuits de Chine : Allez savoir, c’est peut-être ce renard qui apprivoise notre veilleur.
De base, apprivoiser s’inscrit souvent et avant tout dans la réciprocité (j’allais ajouter respect, mais bon…).
À ne pas confondre avec domestiquer, qui correspond plus à cette tendance à l’asservissement et à l’exploitation par l’homme.
Mais ce n’est qu’un avis personnel. :-p
Etonnant et réjouissant ce vent d’animalité qui souffle sur l’Auberge. Dés que l’on parle animal, la douceur débarque, Lulu et le Renard nourrissent les rêves des résidents. On voudrait bien y être. Jura terre sauvage et poétique ?
Je ne crois pas que le renard s’apprivoisera. Il sait profiter d’une bonne aubaine sans en être dépendant. A mon avis, il fera sans doute copain avec Lulu mais seulement avec lui, et pourra même accepter une caresse ou des jeux. Mais il restera sauvage.
Je me demande avec curiosité quels prochains animaux vont s’inviter à l’Auberge. Bizarre qu’un chat n’ait pas encore pointé le museau. Il a ici tout ce dont un chat peut rêver.
Apprivoiser c’est seulement créer des liens : “Tu n’es encore pour moi qu’un veilleur de nuit tout semblable à cent mille veilleurs de nuit. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…”
Je ne savais pas que les renards appréciaient aussi le poisson, tiens.
@lynxxe Il faudra me passer sur le corps avant ! Pas d’animaux parlants mais ils peuvent bien sûr être présents dans les récits. Normalement les amoureux des animaux devraient me rejoindre dans mon opposition à l’anthropomorphisme, non ?
Tiens d’ailleurs, puisqu’on cause animaux, ça se cuisine comment un chat ? Je sais juste que ça un goût de lapin.
@Kozlika : bouhouhou, mais enfin, pourquoi que je ferai parler les chats ? J’aime (aussi) les chats classiques, et je ne fais pas parler les animaux, jamais de la vie. ;-)
@Franck : tss tss, tu n’arriverais pas à l’attraper. C’est très vif un chat, tu sais…
@Franck : si ça a goût de lapin, c’est un lapin, et ça se cuisine pareil :P
@kozlika d’accord avec ta motion. C’est pas parce que ça me fait marrer de légender mes chats à la maison que ça a un intérêt littéraire avéré :D
Ah, ces durs au cœur tendre. Ce bougre de Lulu laissera-t-il une rose l’apprivoiser ?
(…) Non, dit le petit prince. Je cherche des amis. Qu’est-ce que signifie “apprivoiser” ?
- C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie “créer des liens…”
- Créer des liens ?
- Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde…”
Si les animaux parlent, certains humains sont durs de la feuille.
Franck, ça se cuisine comme un lapin. Seule la tête peut permettre de faire la différence. C’est comme ça qu’une amie a mangé son chat. Elle l’a su plusieurs mois après à cause d’une indiscrétion faite par le cuisinier à son père.
Merci pour les conseils culinaires, et comme j’aime pas le lapin, je vais éviter les chats. Quant à la facilité d’attraper un chat : il suffit d’une caisse ou d’un carton ouvert ! C’est con un chat, en fait :-)
Je crois que Godzilla a demandé s’il y avait quelques chambres libres les dernières semaines.