J'ai quitté mon Jura d'adoption, d'adoption toute récente certes, mais d'adoption authentique tant j'ai une envie d'y retourner à chaque instant, j'ai donc quitté mes forêts, ma nouvelle famille, mes lacs et mes renards, pour rendre visite à mon cousin Dédé, celui du midi dont j'ai peut-être déjà parlé, ici ou ailleurs. Si ma mémoire me joue des tours et que j'ai oublié de vous en parler, je le ferai à l'occasion, il ne faudrait pas que vous passiez à côté de sa grande sagesse.
J'ai donc laissé mon auberge après cette dernière saison, pour prendre quelques vacances bien méritées après trois mois de travail harassant. Gaston et Henri étaient partis à l'autre bout du monde, Jeanne et Adèle se retrouvaient après cette période d'activité intense qui avait bien failli faire couler notre petite patronne, et tout le reste du personnel avait besoin de souffler avant de reprendre nos projets. Un mois d'éloignement ne me semblait pas trop demander, et il me fallait aussi boucler mon dossier de retraite, car c'est officiel, je ne travaillerai plus jamais pour un salaire, après un bon demi-siècle de bons et loyaux services dans une kyrielle d'établissements hôteliers aux quatre coins de la France, à veiller sur les nuits d'innombrables clients.
Des vacances, je n'en ai jamais pris beaucoup au fil des saisons enchaînées comme un marathon au fil des années, et voilà que j'ai réalisé dès le premier jour que ce n'étaient pas des vacances, parce que je n'en aurais jamais plus. La retraite, c'est en effet la fin des jours fériés, des repos hebdomadaires et des congés, comme me l'a fait remarquer ce cher Dédé.
Alors je suis venu dans sa ferme tout près des montagnes, pour reprendre un peu de forces et goûter ses dernières récoltes, car Dédé fait pousser au soleil des Alpes de Haute-Provence les deux ingrédients qui m'aident depuis toujours à supporter la solitude et les souvenirs amers, un rosé bien sec comme les cailloux de ses terres arides, et une variété de puissantes herbes aromatiques qu'on ne trouve pas au supermarché mais dont je ne donnerai pas plus de détails ici, rapport aux ennuis qu'il pourrait avoir.
Et c'est donc attablés devant un assortiment de charcuteries et de fromages du Jura que j'avais pris soin d'apporter avec moi, arrosés de quelques bouteilles de sa réserve personnelle et d'un Macvin que je lui faisais découvrir, c'est donc confortablement installés que nous avons entrepris de refaire le monde et de trouver la signification de toutes choses, choses que l'on ne peut correctement appréhender qu'avec un peu d'aide, et en l'occurence les produits de la ferme font parfaitement l'affaire. Je lui racontais mes péripéties jurassiennes, la nouvelle famille qui m'avait adopté, les renards qui m'avaient apprivoisé, et nous rigolions comme des bossus car je lui rejouais les scènes d'anthologie du comte russe qui avait passé quelques semaines chez nous, roulant les rrrr et gesticulant à la manière d'un grand acteur, ce qu'il était assurément ce cher vieil homme.
Quand mon téléphone sonna, j'ai hésité à décrocher, juste quelques secondes, parce que je n'étais pas certain d'être en état d'avoir une conversation avec un inconnu dont le numéro qui s'affichait ne me rappelait rien. Mais j'ai tout de même répondu, priant pour que ce ne soit pas un appel trop important, car après un premier gramme bien tassé dans le sang on ne peut jamais dire comment une conversation va tourner. Et pas de chance, ce n'était pas un inconnu, mais mon vieux copain Yassine, veilleur de nuit de son état tout comme je l'étais pas plus tard que la semaine dernière, et aussi joueur émérite de oud, un instrument marocain assez semblable au luth mais sans frettes sur le manche. Bref, Yassine, un vieux garçon comme moi avec qui j'avais travaillé il y a quelques années, un amateur de bonne chère et de boisson, un type bien. Yassine travaille dans la vieille ville de Toulon, où il veille sur les nuits d'un petit établissement coquet depuis presque vingt ans. Un établissement que je connais bien, pour y avoir officié quelques nuits par semaine pendant presque une année.
Et là Yassine m'explique, catastrophé, que sa vielle maman est décédée il y a deux jours, et que sa famille l'attend au pays pour les funérailles. Il doit absolument y aller, et n'a personne pour le remplacer. Il en a parlé au patron, qui veut bien le laisser s'absenter à la condition qu'il trouve lui-même quelqu'un pour prendre sa place. C'est ainsi les patrons, mon Lulu, ils se fichent bien de ta vie même si ça fait des lustres que tu t'échines pour leur compte. Personne d'autre ne peut le dépanner, et sachant que je viens de finir une saison, il se demande si je ne pourrais pas lui rendre ce petit service, quelques jours pas plus, le temps de faire l'aller-retour au village et régler la succession avec ses frères et sœurs. Et puis, ça ne sera pas difficile, je connais la maison et le taulier, il me laissera de quoi manger et de quoi boire, et je n'aurai qu'à changer de lit pour quelques nuits, les clés de chez lui sont à leur place habituelle et il y aura même une petite surprise pour moi dans la boîte à cigares, bref ce sera presque une partie de plaisir. Il est habile, Yassine.
Et j'ai dit oui, bien sûr, parce que je ne pouvais pas le laisser tomber. Me voilà parti pour Toulon, pour encore une fois faire le poireau de onze heures du soir à sept heures du matin, une fois que j'espère bien être la dernière. Mon Lulu, les vacances ça se mérite. Pourvu que ça se passe bien.
Commentaires
T'es trop gentil Lulu, j'espère que ton pote Yassine le mérite. Tu nous raconteras ?
It’s a trap ! Courage, Lulu... Bise de soutien :-*
C'est marrant ton lieu de villégiature me rappelle vaguement quelque chose :-)
J'aurais dit comme Orpheus moi, ça sent l'embrouille à plein nez malgré les effluves agréables de cette herbe aromatique...
Bien contente de retrouver Lulu, cela dit !!
Fallait appeler le Samir de Vernon, et puis voilà, le tour était joué !
Lulu, la retraite c'est plus ce que c'était ! Mais je suis bien contente de lire la suite de tes aventures !